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Oppression des minorités musulmane et chrétienne en Birmanie - the world in a grain of sand

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L’oppression de deux minorités, les Rohingyas musulmans et les Karennis chrétiens, au sein d’un État nationaliste qui cherche l’uniformité culturelle 


Depuis plusieurs décennies, des attaques massives perpétrées contre les Rohingyas et les Karennis en Birmanie conduisent à l’exode de milliers d’entre eux, respectivement au Bangladesh et en Thaïlande. Depuis les massacres commis à l’été 2017 contre les Rohingyas, ce serait jusqu’à deux tiers de la population musulmane d’un peu plus d’un million de personnes qui auraient quitté le pays pour le Bangladesh. Par ailleurs, les camps de réfugiés de Karennis en Thaïlande témoignent de l’absence de solutions apportées à ce problème. Les exactions de 2017 ont poussé la communauté internationale à réagir, et le dossier a été saisi par le Cour Pénale Internationale de La Haye, aux Pays-Bas, en novembre 2019. Les opérations menées contre les Rohingyas en 2017 dans un des villages où les unités ont été plus cruelles qu’ailleurs, celui de Tula Toli, où se déroulent meurtres, viols, pillages, où des villages sont incendiés, des hommes tués et jetés dans des fosses communes, des femmes violées et laissées pour mortes, des enfants jetés au feu ou dans la rivière, valent à la Birmanie d’être accusée de génocide. La diplomatie américaine a décrit ces événements comme des « épurations ethniques ». 


Le conflit a ses sources dans les fractures culturelles et ethniques qui parcourent le pays. Les Rohingyas sont différents du reste de la population birmane à plus d’un titre : leur appartenance religieuse est en fait le résultat d’une identité ethnique et culturelle à part. Contrairement au reste des Birmans qui appartiennent à l’ethnie bamare, les Rohingyas se rattachent au monde indien et parlent une langue proche du bengali. Leur présence dans la région est aussi vieille que les liens culturels et commerciaux qui existent avec le monde indien voisin ; la conversion à l’Islam d’une partie de la population du littoral birman date selon les preuves historiques du XVe siècle. Les Karennis quant à eux sont un groupe ethno-linguistique à part quoique appartenant à la famille tibéto-birmane dont les Bamars font aussi partie. Si leur histoire est liée à celle du reste du monde birman, c’est parmi ce peuple que les missionnaires anglo-saxons du XIXe siècle, favorisés par l’administration britannique, ont réussi à convertir le plus d’individus au christianisme. Par ailleurs, d’autres groupes moins nombreux, comme les Kachins, présentent aussi une forte population chrétienne et subissent le même sort. 


De fait, contrairement à ce que souhaiterait l’élite politique du pays, la population birmane est diverse : le groupe majoritaire, les Bamars, représentent près de 70% de la population mais des groupes de taille importante occupent des marges du territoire national. Ainsi, la plus grande province du pays, l’État Shan, est peuplé dans son immense majorité par les représentants d’une ethnie qui appartient à la famille taï et qui est donc plus proche de la Thaïlande voisine que de la Birmanie. Cet état a d’ailleurs été le théâtre d’un conflit indépendantiste qui, s’il s’est apaisé dans les années 90, n’est pas encore tout à fait résolu. En outre, bien que la Birmanie ait été parmi les premières régions où le bouddhisme est devenu religion officielle, l’influence politique du sous-continent indien voisin ainsi que de la Chine favorisent l’apparition de phénomènes culturels d’origine étrangère. C’est contre cette réalité que le gouvernement birman cherche à agir, en insistant sur le primat de la culture du groupe majoritaire, parfois de manière contre-productive : on considère que l’augmentation du nombre de chrétiens au sein des ethnies minoritaires est notamment due à un rejet des politiques hostiles du pouvoir birman et de la promotion d’une culture bouddhiste hégémonique. 


Ces tensions ethniques sont le résultat de l’héritage difficile de la colonisation britannique dans la région. La Compagnie des Indes orientales contrôlait déjà la quasi-totalité du sous-continent indien au début du XIXe siècle lorsque l’armée britannique a commencé à entrer en conflit avec les royaumes birmans pour la possession des territoires frontaliers. À la fin du XIXe siècle, c’est à l’Empire britannique que la Birmanie est annexée à l’issue de trois guerres qui ont vu l’affaiblissement progressif de la puissance birmane. La colonisation britannique a eu pour effet de figer pendant près de 100 ans, et bien plus encore dans l’Inde voisine, la cohabitation d’entités ethniques, culturelles et politiques diverses, sans régler les problèmes d’hostilités mutuelles qui existaient déjà historiquement. Déjà proches du monde indien, les régions à l’est du Bengale avaient été intégrées aux possessions indiennes alors qu’elles étaient majoritairement peuplées d’ethnies birmanes. Depuis la décolonisation, ces régions forment sept états appelés « les Sept Soeurs » au sein de l’Union indienne, mais le territoire de cinq d’entre elles, majoritairement birmanes, est partiellement dominé par des factions qui se revendiquent autonomes, au titre de leur différences culturelles et ethniques avec l’État indien. De même, en Birmanie, la forme de l’état moderne issu de la décolonisation en 1948 comprend des régions autrefois indépendantes qui sont aujourd’hui forcées de cohabiter dans un même État. 


La décolonisation a été l’occasion, comme dans toute l’Asie, d’une volonté d’affirmation de l’identité propre des régions anciennement dominées par l’Occident. Au bout de seulement quatorze ans d’une démocratie façonnée sur le modèle britannique, une dictature militaire d’inspiration marxiste s’était installée en 1962 : le communisme était alors, comme dans le Vietnam voisin, une des formes que prenait la contestation de l’influence de l’Occident capitaliste. En 1988, la junte qui renverse le gouvernement rejette également les principes démocratiques, annule les élections qui voient triompher le parti d’Aung San Suu Kyi en 1990, et accentue le repli du pays sur lui-même. Diverses campagnes de valorisation du passé birman, centré sur l’ethnie bamare, culminent dans la construction d’une nouvelle capitale, Naypyidaw, gigantesque ville fantôme parsemée de statues monumentales à la gloire des rois birmans. C’est pendant cette période que sont devenues systématiques les discriminations contre les groupes minoritaires non-bamars, perçus comme un obstacle à l’affirmation d’une identité propre ; l’appartenance à une religion autre que le bouddhisme a été un facteur aggravant.


Face à la junte militaire, l’espoir démocratique reposait principalement, notamment aux yeux des pays occidentaux, sur Aung San Suu Kyi, fille d’un des principaux artisans de l’indépendance birmane assassiné en 1947, et elle-même emprisonnée à plusieurs reprises par le régime militaire. Lorsque son parti parvient en 2010 à faire cesser les persécutions politiques de la junte militaire, puis en 2015 à remporter les premières élections démocratiques organisées par le pays, la communauté internationale espère voir advenir une ère d’apaisement. Cependant, entre le pouvoir toujours important de Tatmadaw, l’armée birmane, ainsi que l’hostilité massive de la société bamare envers les minorités religieuses, perçues comme des agents de l’étranger, les persécutions, loin de cesser, se sont même amplifiées. Même les États-Unis, les alliés historiques d’Aung San Suu Kyi devenue chef informelle du gouvernement, ont fait connaître leur désapprobation des exactions commises ; le régime nie la réalité et prétend que la question fait l’objet de désinformation. Aung San Suu Kyi elle-même, tout en demandant du temps pour régler le problème, a plusieurs fois refusé de rendre la nationalité birmane aux Rohingyas. Alors que d’anciens soldats de l’armée birmane témoignent de l’horreur des crimes commis : « Nous les abattions et nous débarrassions d’eux en appliquant l’ordre de tuer tout le monde, enfants ou adultes », elle considère que « l’intention génocidaire ne peut être l’unique hypothèse »


Le régime instauré par la Ligue Nationale pour la Démocratie d’Aung San Suu Kyi ne correspond donc que partiellement à la définition de la démocratie telle que la promeuvent les pays occidentaux. Si la liberté de la presse, les droits politiques et la transparence dans l’organisation des élections ont été rétablis, dans ce pays étranger à la tradition politique occidentale, le pouvoir au peuple n’implique pas le partage de ce pouvoir avec les peuples qui font figure de marge au sein d’un état dominé par une culture centrale et un peuple majoritaire. Les espoirs que portait « la dame de Rangoon » sont aujourd’hui en partie déçus et les massacres de 2017 ont attiré sur elle de nombreuses critiques venues de l’étranger. Ce conflit latent souligne bien la divergence des intérêts entre deux mondes qui ne perçoivent pas le but de la politique de la même manière : la cristallisation de l’opposition entre ces deux conceptions permettra-t-elle l’amélioration du sort de millions d’habitants de la Birmanie, aujourd’hui victimes de ce que certains appelent un « génocide » ? 


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