La discrimination et le péril culturel de peuples historiquement minoritaires dans des États où la culture arabe s’est imposée dans les centres économiques et politiques
En novembre 2019, des Berbères ont été condamnés à de la prison pour avoir brandi le drapeau de leur peuple lors de manifestations contre le pouvoir algérien qui s’étaient déroulées à partir du mois de février de la même année. Face à l’ampleur des protestations, le général Ahmed Gaïd Salah avait interdit le port du drapeau, considéré comme une atteinte à « l’intégrité du territoire algérien ». Depuis 1980, date des premières manifestations de ce qui est appelé le « Printemps berbère », chaque année, les mouvements de revendications de l’identité berbère, appelée amazigh, se heurtent à l’hostilité du pouvoir et parfois même à des violences policières. Ces violences avaient atteint leur sommet en 2001, lorsque la répression, menée par les policiers mais appuyée par les civils, avait fait 126 morts et des milliers de blessés. Par la suite, diverses tentatives d’interdire ces manifestations avaient eu lieu, notamment en 2014.
La part que prennent les populations berbérophones dans le Hirak, le mouvement de contestation contre le pouvoir algérien, aux mains du FLN depuis l’indépendance, est un révélateur du conflit qui oppose le monde berbère à un pouvoir arabisé. Si la langue amazigh jouit d’un statut officiel depuis 2016 et d’institutions éducatives et médiatiques destinées à sa préservation et à sa promotion, il faut voir ces réalisations comme le résultat d’un rapport de force entre la population et le pouvoir idéologiquement attaché à la culture arabe. En 1991, le pouvoir adopte une loi généralisant l’utilisation de la langue arabe dans les instances éducatives du pays, et réaffirme cette volonté tout au long des années 90 malgré les protestations nombreuses et aux formes variées de la population. En 2005, le président Abdelaziz Bouteflika, prétend qu’aucun pays au monde ne possède deux langues officielles pour justifier son refus de donner un statut officiel à l’amazigh. Ces efforts d’affirmation d’une identité locale sont systématiquement ralentis par l’autorité arabe qui ne cesse de prôner une unité nationale fondée sur l’identité arabe.
Pourtant, on ne peut pas nier l’affirmation centrale de ces mouvements de revendications berbérophones : la culture berbère est la plus ancienne dans la région du Maghreb. Si les langues berbères sont effectivement de la même famille que l’arabe, appartenant au groupe des langues chamito-sémitiques, les cultures sont clairement distinctes depuis des millénaires et les invasions arabes du Maghreb au VIIe siècle ne sont pas allées sans rencontrer une opposition farouche des populations locales, païennes ou chrétiennes, qui refusaient tout d’abord l’hégémonie islamique que visait le califat omeyyade. La conquête, qui est achevée au début du VIIIe siècle, soumet tout le littoral nord-africain à une domination culturelle qui va progressivement imposer la langue arabe, considérée comme supérieure à toutes les autres dans la pensée islamique, comme langue de l’élite dirigeante. Si l’arabe maghrébin reste encore aujourd’hui marqué par un important substrat berbère, qui indique que le berbère est longtemps resté la langue du peuple, 1300 ans de domination politique par une classe politique arabophone ont amené à ce qu’aujourd’hui le berbère soit une langue minoritaire dans tous les pays où il est parlé : il représente un peu moins de la moitié de la population au Maroc, mais seulement 2% de la population tunisienne. Entre les deux, l’Algérie est composée d’environ un tiers de berbérophones.
Dans le contexte de la domination arabe, les villes, centres de décision politique et du pouvoir militaire (Alger devenant la capitale de la piraterie méditerranéenne sous les Ottomans), regroupent l’élite et captent les richesses. De plus, les portions les plus fertiles du territoire, notamment les plaines proches du littoral, sont aussi des zones d’installation d’une population arabophone qui possède le pouvoir politique et les moyens de s’imposer culturellement. Les zones qui ont le moins connu l’influence de la culture arabe sont précisément les zones rurales et montagneuses où l'absence d’une société arabophone, repoussée par les conditions de vie plus pénibles, a permis la préservation de la langue et de la culture berbère : au Maroc, la carte topographique presque exactement la carte de répartition linguistique entre langues berbères et arabe. Confiné aux zones enclavées et peu prospères, le berbère ne profite pas des développements culturels que connaîtra la culture arabe au Maghreb : langue principalement orale, le berbère n’a pas pendant longtemps le statut prestigieux de langue de culture, et est vu comme un moyen de communication réservé à des classes marginales, cantonnées à des zones peu développées. Il n’est d’ailleurs à nouveau écrit avec l’alphabet berbère traditionnel que sous l’influence des mouvements militants au XXe siècle, après des siècles d’abandon.
C’est par le monde urbain que s’impose progressivement, au cours du XXe siècle, une prise de conscience nationaliste favorable à l’indépendance des états du Maghreb. Face à la présence coloniale française, perçue comme étrangère, le panarabisme est un moyen d’affirmer une identité propre qui se rattache à une tradition culturelle concurrente du monde occidental. En 1962, à l’indépendance, l’Algérie rejoint la Ligue arabe ; cette recherche d’alliés dans le monde anciennement dominé par les colonies ou les protectorats occidentaux pousse l’élite politique algérienne à promouvoir la culture arabe. Ainsi, la langue officielle de l’État algérien est l’arabe littéraire, qui n’est pas la variante de l’arabe parlée au Maghreb mais la langue jouissant du prestige culturel et religieux dans le monde islamique. À cela s’ajoute la prépondérance des villes dans l’économie mondialisée à laquelle les pays du Maghreb s’intègrent depuis leur indépendance : historiquement dominées par l’arabe, les villes attirent les populations du reste du pays dans des perspectives économiques, et provoque une assimilation à la culture arabe tandis que la démographie du monde rural et donc berbérophone décline.