La persécution d'un peuple qui se bat depuis un siècle pour obtenir un État : la recherche de la reconnaissance d'une légitimité historique, combattue par Ankara avec violence
En octobre 2019, Ankara a lancé une offensive armée de grande ampleur dans le nord de la Syrie. Des dizaines de milliers de civils ont dû être évacués vers le sud du pays ou vers les régions majoritairement peuplées de Kurdes, en Iran et en Irak, où ils jouissent d’un certain degré d'autonomie. Cette offensive était motivée par le refus acharné du pouvoir turc de laisser voir le jour à une puissance militaire kurde dans la région. La situation des Kurdes s’est notamment détériorée en raison du retrait des troupes américaines : alors que Barack Obama, pendant la guerre en Syrie, avait fait des Kurdes son allié, Donald Trump a pris la décision de mettre fin à l’engagement des troupes américaines dans une région dont il considère qu’elle a déjà coûté trop de vies à son pays. Après avoir pris des territoires avec l’aide de leur allié américain, les Kurdes se retrouvent en position de faiblesse face à une puissance turque en pleine expansion qui cherche à imposer son autorité dans le Moyen-Orient.
Le Printemps Arabe, qui avait abouti à la guerre en Syrie à partir de 2011, avait permis aux Kurdes, historiquement opposés au régime syrien qui ne leur laissait aucune autonomie politique, de s’emparer militairement des territoires au nord-est du pays, où ils forment la majorité de la population. Cette opération se situait dans la lignée du militantisme kurde qui vise à établir par tous les moyens, y compris le terrorisme, une forme d’indépendance, avec pour volonté ultime la création d’un Kurdistan reconnu par la communauté internationale. La Turquie, dont les territoires du sud-est sont peuplés en majorité de Kurdes, perçoit comme un impératif d’empêcher la montée en puissance du militantisme kurde armé et a fortiori leur contrôle de régions qui lui sont frontalières. Déjà désavoué pour son soutien à l’État Islamique, Recep Tayyip Erdogan, le président turc, à la tête d’un parti nationaliste, a vu dans le retrait des troupes américaines l’occasion d’enrayer l’avancée de son ennemi séculaire.
Le conflit est ancien : il correspond à un antagonisme entre deux populations foncièrement différentes qui ont longtemps été rivales, sinon ennemies. De fait, bien qu’ils vivent au coeur de ce qui fut l’Empire Ottoman, les Kurdes ne sont pas une population turque. Ils parlent une langue iranienne proche du farsi, la langue majoritaire en Iran ; une partie non négligeable de la population adhère au yézidisme, une variante de l’Islam particulièrement influencée par une religion antique du peuple perse, le mithraisme, et considérée en revanche comme une hérésie dans le reste du monde musulman. S’ils ne se revendiquent pas comme appartenant à l’Iran, les Kurdes ont une conscience vive de leurs différences, et de leur légitimité historique, vis-à-vis du monde turc.
La dominante religieuse au sein du peuple kurde est cependant sunnite : il faut y voir le résultat de l’influence exercée sur ce peuple par son environnement géographique et culturel, profondément marqué par la domination arabe, et donc sunnite, qui s’impose dans tout le Proche-Orient après les conquêtes de Mahomet. Contrairement au reste du monde iranien, qui, quoique islamisé, deviendra un bastion du chiisme, minoritaire au sein de l’Islam, la région habitée par les Kurdes suivra le reste du monde dominé par les Arabes sunnites. Plus tard, lorsque les Turcs prennent le pouvoir dans la région à partir du XIe siècle et remplacent les Arabes, ils deviennent aussi les suzerains des Kurdes, les employant dans leurs guerres : le IInd millénaire est celui de la domination turque sur le Moyen-Orient et de leur influence culturelle et politique sur les Kurdes. Les Kurdes seront notamment les hommes de main des Turcs lors du génocide arménien.
Le nationalisme qui se répand en Europe au XIXe siècle frappe le reste du monde progressivement et atteint la conscience kurde : au moment de l’effondrement de l’Empire Ottoman à l’issue de la Première Guerre Mondiale, les Kurdes militent ardemment pour la création d’un État indépendant et obtiennent initialement gain de cause auprès de la Société des Nations : le projet d’un Kurdistan indépendant est adopté dans le texte du Traité de Sèvres de 1920. Cependant, trois ans plus tard, Mustafa Kemal Atatürk a réussi à renverser l’équilibre des pouvoirs et imposer à nouveau la Turquie comme acteur incontournable dans la région : l’Occident est contraint de signer un nouveau traité, à Lausanne, selon lequel les voisins immédiats de la Turquie sont affaiblis. L’Arménie est confinée à des frontières très inférieures à celles précédemment envisagées, et les Kurdes sont condamnés à être des minorités sur le territoire d’États qu’ils ne gouvernent pas : en Iran, Irak, Syrie, Turquie.
L’affirmation nationaliste du peuple kurde ayant été une menace pour la Turquie, le régime kémaliste, une fois ses ennemis défaits, a pris conscience du risque que représentait une telle population animée d’une volonté de souveraineté. Les mesures prises par le pouvoir ont visé dès les années 20 à supprimer la culture et la conscience identitaire des Kurdes : la langue a été proscrite, ainsi que les noms kurdes à l’état civil, et jusqu’à l'appellation “kurde” elle-même, bannie au profit de celle de “Turcs des montagnes” à la suite de la Loi sur l’établissement forcé promulguée en 1934. La volonté de Kemal était de promouvoir au-dessus de toute chose l’appartenance à une nation mythifiée plongeant ses racines dans les conquêtes glorieuses qui ont précédé l’Empire Ottoman. C’est le mécanisme sur lequel l’identité turque a reposé dans la région depuis plusieurs centaines d’années - la population turque étant généralement descendante de familles grecques islamisées et ayant adopté la culture et la langue turques. En définitive, les mesures prises contre les Kurdes de persécutions culturelles visent à répéter ce processus d’assimilation des vaincus par les vainqueurs.
Face à cette volonté d’éradiquer la culture kurde, l’opposition a longtemps été inefficace ; c’est sur ce constat que se fonde Abdullah Öcalan, dit Apo, lorsqu’il crée à la fin des années 70 un parti qui promouvra l’action radicale et donc militaire contre l’État oppresseur, le Parti des travailleurs du Kurdistan, dit PKK. Le conflit immédiat qui oppose cette formation à l’État turc, et la répression de ses membres, dégénère en effet en affrontement armé dont le but avoué est la création d’un État indépendant. Centré sur un corpus idéologique marqué par le marxisme, et une radicalité dans le déni de l’individualité au service du groupe, ce parti a joué de plus en plus le rôle de défenseur des intérêts du peuple kurde, mais aussi celui de promoteur et d’acteur de sa culture. Le PKK participe depuis lors à la vie du peuple kurde dans ses épreuves : c’est le YPG (Unités de protection du peuple), son émanation syrienne, que l’on a trouvé à la tête des offensives kurdes pendant la guerre contre Daech.
Malgré une opinion internationale généralement favorable à la cause de l'indépendantisme kurde, et des revendications historiques plus que légitimes, les Kurdes restent donc aujourd’hui un peuple sans État et menacé dans son identité même. Si l’opposition américaine s’en est fortement prise à Donald Trump pour son retrait qui met gravement en péril la population, la complexité de la situation militaire aura poussé l’allié le plus puissant des Kurdes à rapatrier ses armées. Le Kurdistan reste un projet en suspens, et de plus en plus menacé aujourd’hui, alors que le pari de profiter du conflit syrien pour faire avancer la cause, fait par les dirigeants de ses milices il y a dix ans, est en passe d’être perdu. Si l’offensive d’Erdogan fonctionne et aboutit à la suppression de tout pouvoir kurde en Syrie, quelles pourraient être les conséquences sur le reste de la population, d’autant plus fragilisée dans cette région explosive ? Leur affaiblissement serait un coup difficile à surmonter pour une culture pourtant millénaire sur ce sol et que seules des persécutions activent réussissent à endommager.